Maldonne . Leila Ka . Happe:n © Nora Houguenade

« Maldonne » – Quinte(t)ssence féministe

Plantées là, les cinq danseuses forment une ligne, un bloc, un rempart duquel il est difficile de détourner le regard. Les pieds ancrés dans le sol, vêtues de robes fleuries, c’est du silence que surgissent leurs gestes.

Lentement amplifiés, les bras, les mains, les bustes s’animent peu à peu. Comme des poupées de chiffon savamment disposées dans la vitrine d’un grand magasin, leurs mouvements sont contenus, intériorisés. Serait-ce une manière de traduire cette injonction encore et toujours faite aux femmes : “sois belle et tais-toi” ? 

Ces automates dociles, dont les rouages ont été consciencieusement paramétrés, commencent alors à “dysfonctionner”. Les gestes prennent de l’envergure, du rythme. Ils s’emballent jusqu’à provoquer des vacillements, des chutes. Et puis, le silence n’est plus. Les respirations haletantes des danseuses deviennent instruments, font musique. Le souffle court, saccadé, nos cinq “poupées” hyperventilent tant elles sont oppressées par leur condition de femme-objet. D’ailleurs, on peut en voir des “types de femmes” dans ce premier tableau ! Car les robes qui les habillent pourraient être celles de jeunes filles comme celles de vieillardes ; celles de paysannes oubliées comme celles d’urbaines branchées ; celles de pauvrettes comme celles de privilégiées. Alors comment ne pas s’identifier à cette clique, cette bande, ce clan ?

Puis y’en a marre de jouer les bonnes petites soldates ! Musique techno pleine balle, le groupe de danseuses, désormais nippées de déshabillés de satin, se met alors à nous conter la suite. Hypnotiques, magnétiques, revêtent-elles la peau de femmes de petites vertus langoureuses ou de chamanes transcendées ? Dansent-elles la sensualité ou l’exaltation ? Sont-elles des sorcières libidineuses ou des Pythies libérées ? À nous de nous laisser aller à la réflexion sans céder à la facilité d’une lecture simple, unique.

Mais pas le temps de philosopher trop longtemps ! Car les tableaux de cette création que signe Leïla Ka s’enchaînent comme les plans des vidéos d’aujourd’hui. Les images s’enchaînent, hyper “cutées”, comme effervescentes. 

Nous sommes maintenant face à cinq femmes isolées, (chacune étant conditionnée dans un carré lumineux projeté sur le sol), en proie à une forme de folie. Dans les faits, elles singent une diva qui chanterait le fameux morceau Je suis malade (la version de Lara Fabian) mais c’est une autre image qui me vient en tête. Je ne suis plus la spectatrice assise sagement sur son fauteuil, je suis la caméra omnisciente d’un film d’auteur qui capte une scène parisienne où cinq femmes, chacune dans l’intimité de son appartement, se laisse emporter par l’ardeur que lui procure une chanson “plaisir coupable”. Tu sais, cette musique qui te fait monter le son de la radio, tout arrêter un instant pour danser frénétiquement seul.e face à ton miroir. Celle-ci même qui t’emporte à tous les coups et qui, une fois finie, laisse un vide énorme, un silence assourdissant. 

Le rythme nous rattrape. Voilà que Leïla et ses quatre comparses sont propulsées dans un monde type “comédie musicale”. Ça court, valse, mime, des moments de vie de femmes. Le scénario n’est pas super clair mais ces saynètes nous font revenir dans le réel : celui où l’on s’engueule comme s’embrasse, celui où l’on s’aime autant que l’on s’agace. Bref, la vie quoi ! 

Puis pour terminer, les cinq danseuses reviennent s’ancrer au devant de la scène, face au public. Leurs robes fleuries, elles les retirent. Ces bouts de tissus si connotés féminins deviennent des drapeaux, des étendards portés hauts et forts. Leur “ligne” se mue en la tête de cortège d’une manifestation féministe, celle où l’on est fières de représenter notre genre, notre sexe. Celle où, les coudes serrés, nous avançons ensemble vers un avenir plus clément, heureux.

J’avais déjà succombé au style Leïla Ka en solo, que j’avais découvert pendant Trente Trente – Les Rencontres (en 2021 et 2022). Mais alors, cette première pièce de groupe est une consécration ! La fulgurance du rythme, la beauté du geste, la force des messages… Je ne peux que te recommander d’aller voir et revoir ses créations tant elles sont audacieuses, puissantes. 

Maldonne . Leila Ka © Nora Houguenade

© Nora Houguenade

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MaldonneLeïla Ka
Spectacle vu le 4 Avril 2024 à la Manufacture CDCN – Bordeaux

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Lire l’article Happe:n sur C’est toi qu’on adore (création 2020)

Lire l’article Happe:n sur Se faire la belle (création 2022) 

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Photo de Une © Nora Houguenade
Création graphique © Happe:n